CHAPITRE 10

 

De l’Atelier des Harpistes au Continent Méridional,

Le soir au Weyr de Benden, 4.7.15

 

 

Ruth s’éleva au-dessus de la prairie, et Jaxom ressentit le soulagement, l’exaltation et la tension extraordinaires qu’il éprouvait toujours avant de faire un long saut dans l’Interstice. Beauté et Diver étaient perchés sur l’épaule de Menolly, leurs queues enroulées autour de son cou. Lui-même portait Poll et Rocky à l’épaule.

Par l’Interstice, ils se transférèrent à la Pointe de Nerat, puis Menolly et ses lézards de feu visualisèrent la baie, très loin au sud-est. Jaxom avait proposé une remontée temporelle jusqu’à la nuit précédente et il avait passé des heures à calculer la position des étoiles dans l’Hémisphère Sud. Mais Robinton et Menolly se prononcèrent pour le transfert de jour. Jaxom entendit Ruth lui annoncer qu’il voyait clairement où il devait aller.

Menolly transmet des images très précises, ajouta-t-il. Il fallut bien que Jaxom lui ordonne le transfert.

Ce qui le frappa d’abord, ce fut la qualité de l’air : plus doux, plus pur, moins humide. Ruth descendit en vol plané vers la petite baie. La montagne sur laquelle ils se guidaient brillait au soleil, distante, sereine, et d’une symétrie insolite.

— J’avais oublié comme c’était beau, soupira Menolly à son oreille.

Les eaux étaient si claires qu’ils voyaient à travers le fond de la baie, pourtant profonde, et sillonnée des éclairs argentés des poissons. Devant eux, s’incurvait le croissant parfait d’une plage de sable blanc, ombragée d’arbres fruitiers de toutes les tailles. Pendant la descente, Jaxom eut le temps d’admirer une forêt très dense s’étendant sans interruption jusqu’aux contreforts de la splendide montagne. À l’est et à l’ouest, d’autres petites baies, moins symétriques, mais tout aussi vierges et paisibles.

Ruth déposa ses passagers sur le sable, leur enjoignant de se hâter car il lui tardait de prendre un bon bain.

— Vas-y donc, dit Jaxom, lui tapotant affectueusement le museau, et riant de voir le dragon blanc, dans sa hâte, se dandiner disgracieusement vers la mer.

— Ces sables sont aussi brûlants que l’Aire d’Éclosion, dit Menolly, trottant vivement vers l’ombre des arbres.

— Ils ne sont pas si chauds que ça, dit Jaxom, qui marchait derrière elle.

Elle parcourut la plage du regard et fit la grimace.

— Aucun signe, hein ? dit Jaxom.

— De D’ram ?

— Non, de lézards de feu.

Elle ouvrit le sac contenant leurs provisions.

— Ils doivent être en train de digérer leur repas du matin. Jaxom, voulez-vous aller voir s’il y a des fruits mûrs sur cet arbre ? Les pâtés de viande donnent soif.

Jaxom trouva suffisamment de fruits pour nourrir un Fort entier. Ruth folâtrait dans l’eau, plongeant et refaisant surface un peu plus loin, puis s’ébrouait dans de grandes gerbes d’eau, tandis que les lézards de feu l’encourageaient de la voix.

— C’est la marée haute, dit Menolly, mordant à belles dents dans un fruit rouge, puis pressant le jus dans sa bouche. Oh, c’est divin ! Pourquoi tout ce que produit le Sud a-t-il tellement bon goût ?

— La marée influe-t-elle sur les lézards de feu ?

— Pas à ma connaissance. C’est Ruth qui fera la différence.

— Il faut donc attendre qu’ils remarquent Ruth ?

— C’est le plus simple.

— Savons-nous avec certitude s’il y a des lézards de feu ici ?

— Oui. Je ne vous l’ai pas dit ? fit Menolly, prenant l’air contrit. Nous avons vu une reine s’accoupler, et elle a failli séduire Rocky et Diver. Beauté était furieuse.

— Y a-t-il autre chose que je devrais savoir et que vous ayez oublié de me dire ?

Menolly lui adressa un grand sourire.

— Ma mémoire doit être stimulée par des associations d’idées.

Jaxom lui rendit son sourire. Lui aussi pouvait jouer au jeu du secret.

Le soleil se réverbérait sur le sable et la chaleur devint torride. La clarté de l’eau et les ébats des bêtes finirent par attirer Jaxom. Il délaça ses bottes, ôta son pantalon, arracha sa chemise et plongea. Menolly le rejoignit avant qu’il fût à une longueur de dragon du rivage.

— Il faut faire attention, lui dit-elle. J’ai pris un coup de soleil colossal la dernière fois. Je pelais comme un serpent-fouisseur.

Ruth surgit près d’eux, soufflant l’eau par les naseaux, et les enfonçant de ses ailes, avant de leur tendre une queue secourable pour les aider à sortir, toussant, à moitié étouffés par l’eau qu’ils avaient avalée.

Menolly était plus svelte que Corana, remarqua Jaxom, tandis qu’ils remontaient vers les arbres, épuisés mais heureux. Elle avait les jambes plus longues et les hanches beaucoup moins rondes. Elle avait la poitrine un peu menue, mais tous ses gestes avaient une grâce qui fascina Jaxom plus que la courtoisie ne le permettait. Comme il ne cessait de la regarder, elle enfila son pantalon et sa tunique, ne laissant nus que ses bras, levés pour sécher ses cheveux. Il préférait les cheveux longs chez les jeunes filles, mais, comme Menolly se déplaçait souvent à dos de dragon, il comprenait que les cheveux courts étaient plus commodes sous le casque.

Ils partagèrent un fruit jaune dont Jaxom n’avait jamais mangé, et dont le sel de l’eau de mer fit ressortir le goût.

Ruth sortit de l’eau, s’ébrouant sur eux.

Le soleil est chaud, dit-il, quand ils protestèrent. Vos vêtements sécheront vite. Comme à Keroon.

Jaxom regarda vivement Menolly, mais, à l’évidence, elle n’avait pas saisi le sens de cette remarque. Elle se réinstallait, mécontente d’avoir les vêtements et les bras aspergés de sable humide.

Ruth se coucha confortablement dans un trou de sable sec, et les lézards de feu, avec des pépiements heureux, vinrent se nicher contre lui.

Un appel de Ruth éveilla doucement Jaxom. Ne bougez pas. Nous avons des visiteurs.

Jaxom était couché sur le flanc, la tête sur la main gauche. Ouvrant lentement les yeux, il vit devant lui le corps de Ruth tacheté de lunules de soleil. Il compta trois lézards bronze, quatre verts, deux or et un bleu. Aucun n’était marqué aux couleurs d’un Fort. Sous ses yeux, un brun surgit et atterrit en vol plané près d’un lézard or. Ils échangèrent quelques remarques en se touchant le nez, puis, penchant la tête, observèrent Ruth, allongée sur le sable à leur niveau. Elle avait les paupières entrouvertes.

Beauté, blottie contre son flanc, rendit leurs politesses aux étrangers.

— Demande-leur s’ils ont vu un dragon bronze ? transmit mentalement Jaxom à Ruth.

C’est ce que j’ai fait. Ils réfléchissent. Ils m’aiment. Ils n’ont jamais vu un dragon comme moi.

Le ton ravi du dragon amusa Jaxom. Ruth aimait tellement qu’on l’aime.

Il y a longtemps, ils ont vu un dragon, un bronze, et un homme qui arpentait la plage. Ils ne l’ont pas dérangé. Il n’est pas resté longtemps, ajouta Ruth après coup.

Qu’est-ce que ça signifiait ? se demanda Jaxom avec appréhension. Ou bien nous sommes venus le chercher. Ou bien il s’est suicidé avec Tiroth.

— Demande-leur s’ils ont d’autres souvenirs sur des hommes, dit Jaxom à Ruth.

Peut-être avaient-ils vu F’lar avec D’ram.

Les lézards étrangers devinrent si agités que Ruth releva la tête, roulant les yeux avec inquiétude. Le mouvement déséquilibra Beauté, qui glissa sur son flanc, puis reparut, battant des ailes et protestant vigoureusement contre ce traitement.

Ils ont des souvenirs. Pourquoi ne les ai-je pas ?

— Se souviennent-ils aussi des dragons ? demanda Jaxom, soudain alarmé.

Aucun dragon. Mais beaucoup, beaucoup d’hommes, dit Ruth, ajoutant que les lézards de feu étaient maintenant trop excités pour se rappeler quoi que ce soit sur un seul homme et son dragon. Il ne comprenait pas leurs souvenirs ; chacun semblait avoir les siens. Il était troublé.

— Peux-tu les remettre sur le sujet de D’ram ?

Non, dit Ruth, triste et un peu déçu. Seul le souvenir des hommes les intéresse. Pas mes hommes, mais leurs hommes.

— Si je me lève, peut-être qu’ils me reconnaîtront pour un homme.

Lentement, Jaxom se remit sur ses pieds, faisant signe à Menolly de l’imiter.

Vous n’êtes pas les hommes qu’ils se rappellent, dit Ruth, tandis que les lézards de feu, effrayés des deux silhouettes qui sortaient du sable, s’envolaient. Ils décrivirent un cercle, à bonne distance, puis disparurent.

— Rappelle-les, Ruth. Il faut absolument savoir à quel moment est D’ram.

Ruth se tut un moment, ses yeux roulant de moins en moins vite. Puis, secouant la tête, il dit à son maître qu’ils étaient partis penser au souvenir de leurs hommes.

— Il ne peut pas s’agir des Anciens, dit Menolly, qui avait reçu des images transmises par ses amis. Cette montagne est à l’arrière-plan de toutes leurs projections.

Elle se tourna vers la montagne, qu’elle ne vit pourtant pas car les arbres la cachaient.

— Et ce ne doit pas être non plus Robinton et moi, quand la tempête nous a jetés sur cette plage. Se souviennent-ils d’un bateau, Ruth ? demanda Menolly au dragon blanc, regardant Jaxom pour qu’il lui transmette la réponse.

Personne ne m’a demandé de m’informer d’un bateau, répondit Ruth. Mais ils ont bien dit avoir vu un homme et un dragon.

— Se rappelleraient-ils si… si Tiroth avait fui dans l’Interstice, Ruth ?

Tout seul ? Pour le saut final ? Ils n’avaient aucun souvenir de tristesse. Je garde le souvenir de la tristesse. Je me rappelle très bien le départ de Mirath.

Le dragon blanc semblait profondément affligé. Jaxom s’approcha vivement pour le consoler.

— Il s’est suicidé ? demanda anxieusement Menolly qui n’entendait pas Ruth.

— Ruth ne pense pas. Un dragon ne laisserait jamais son maître se donner la mort. D’ram ne peut pas se suicider tant que Tiroth est en vie. Et Tiroth ne se suicidera pas tant que D’ram sera vivant.

— À quel moment sont-ils ? demanda Menolly, bouleversée. Nous ne le savons toujours pas.

— Non. Mais si D’ram a séjourné ici, assez longtemps pour que les lézards de feu se souviennent de lui, il se sera construit un abri quelconque. Il pleut dans cette région. Et les Fils…

Jaxom se dirigeait vers la forêt pour vérifier sa théorie.

— Les Fils n’ont recommencé à tomber que depuis quinze Révolutions. Ce ne serait pas un saut trop long pour Tiroth. Quand Lessa les a ramenés du passé, ils sont revenus par étapes de vingt-cinq Révolutions. Ils ont dû repartir à l’époque qui a immédiatement précédé la reprise des Chutes. D’ram en avait assez des Fils pour plusieurs existences successives.

Jaxom se précipita vers ses vêtements, et, tout en se rhabillant, continua ses déductions à haute voix.

— Disons que D’ram a remonté le temps à vingt ou vingt-cinq Révolutions en arrière. Je vais d’abord essayer cette époque. Si nous apercevons la moindre trace de D’ram ou de Tiroth, nous reviendrons immédiatement, je le promets.

Il sauta sur le dos de Ruth, coiffant son casque en donnant le signal de l’envol.

— Jaxom, attendez ! Pas si vite…

Le vol de Ruth couvrit ses paroles. Jaxom sourit en la voyant trépigner dans le sable, au comble de la frustration. Il se concentra sur le moment du passé où il voulait retourner : juste avant l’aube, l’Étoile Rouge brillant à l’est de son rose maléfique, pas tout à fait prête à faire pleuvoir les Fils. Mais Menolly ne se tint pas pour battue. Il sentit une queue s’enrouler autour de son cou juste comme il donnait à Ruth l’ordre de transfert temporel.

Le temps lui parut long, suspendu dans le néant glacé de l’Interstice. Il sentait le froid pénétrer jusqu’aux moelles son corps réchauffé par le soleil, et il banda tous ses muscles pour supporter cette épreuve. Puis ils surgirent dans l’aube fraîche, l’Étoile Rouge scintillant bas sur l’horizon.

— Sens-tu la présence de Tiroth, Ruth ?

Jaxom ne voyait rien dans l’aube grise de ce jour qui se levait tant de Révolutions avant sa naissance.

Il dort, et l’homme aussi. Ils sont là.

Rayonnant d’une allégresse indicible, Jaxom ordonna à Ruth de les ramener près de Menolly, mais pas trop tôt. Il visualisa le soleil au zénith au-dessus des forêts, et c’est dans ce présent qu’ils surgirent au-dessus de la baie.

Tout d’abord, il ne vit pas Menolly sur la plage. Puis Beauté et les deux autres bronzes – c’était Rocky qui l’avait accompagné dans le passé – explosèrent près d’eux, Beauté faisant retentir les airs de ses commentaires furieux, tandis que Diver et Poll pépiaient anxieusement. Puis Menolly sortit de la forêt, s’arrêta, les mains sur les hanches, et le regarda. Il n’avait pas besoin de voir son visage pour savoir qu’elle était en fureur. Elle continua à le foudroyer du regard tandis que Ruth s’installait dans le sable, prenant bien soin de ne pas en projeter sur la jeune fille.

— Alors ?

Menolly était très jolie, pensa Jaxom, quand ses yeux flamboyaient ainsi, mais un peu intimidante, aussi.

— D’ram était là. À vingt-cinq Révolutions dans le passé. Je me suis guidé sur l’Étoile Rouge.

— Réalisez-vous que vous êtes resté absent de ce temps pendant des heures ?

— Vous saviez que tout allait bien. Vous aviez envoyé Rocky avec moi.

— Ça n’a servi à rien ! Vous êtes allés si loin que Beauté n’est pas parvenue à le contacter. Nous ne savions absolument pas où vous étiez ! dit-elle avec un geste exaspéré. Vous auriez pu rencontrer ces hommes dont se souviennent les lézards de feu. Vous auriez pu faire une erreur de calcul et ne jamais revenir !

— Je suis désolé, Menolly, vraiment désolé, dit Jaxom. Mais je ne me rappelais pas à quelle heure nous étions partis, et je ne voulais pas risquer de me croiser au retour.

Elle se calma un peu.

— J’étais sur le point d’envoyer Beauté à F’lar.

— Vous étiez inquiète !

— Et comment donc !

Elle se baissa pour ramasser leur sac, enfila sa tunique de vol et coiffa son casque.

— Au fait, j’ai trouvé les vestiges d’un abri, là-bas, près d’un ruisseau, dit-elle en lui passant le sac.

Sautant légèrement sur le dos de Ruth, elle chercha du regard ses lézards de feu qui avaient disparu.

— Encore partis !

Elle les rappela, et Jaxom baissa instinctivement la tête sous leurs vigoureux coups d’ailes.

Menolly prit Beauté et Poll sur ses épaules, dit à Rocky et Diver de s’installer sur celles de Jaxom. Ils étaient prêts.

Ruth claironna son nom en émergeant au-dessus du Weyr de Benden. Les lézards de feu de Menolly émirent des pépiements perplexes.

— Je voudrais pouvoir vous emmener dans le Weyr de la reine, mais ce serait malavisé. Sauvez-vous chez Brekke.

Comme ils disparaissaient, le dragon de guet émit un grondement furieux, dressant le cou, déployant ses ailes, roulant des yeux rouges de colère. Stupéfaits, Menolly et Jaxom se retournèrent, et virent une bande de lézards de feu arriver sur eux à tire-d’aile.

— Ils nous ont suivis depuis le Continent Méridional, Jaxom ! Dites-leur d’y retourner !

Ils disparurent brusquement.

Ils voulaient seulement voir d’où nous venions, dit Ruth à Jaxom d’un ton offensé.

— Au Fort de Ruatha, oui. Ici, non !

Ils ne reviendront pas, dit tristement Ruth. Ils ont eu peur.

Entre-temps, l’alarme claironnée par le dragon de guet avait alerté tout le Weyr. Menolly et Jaxom consternés virent Mnementh se lever sur sa corniche. Ils entendirent le grondement caverneux de Ramoth, et, avant même qu’ils aient atterri dans le Bassin, la moitié des dragons grondaient avec elle. Les silhouettes de F’lar et de Lessa parurent près de Mnementh sur la corniche.

— Maintenant, on n’a pas fini d’en entendre, dit Jaxom.

— Pas avec les bonnes nouvelles que nous apportons. Concentrez-vous là-dessus.

— Je suis trop fatigué pour me concentrer sur quoi que ce soit, répliqua Jaxom, d’un ton plus accablé qu’il n’aurait voulu.

Sa peau le démangeait ; le sable, sans doute. Ou le soleil. Mais il ne se sentait pas bien.

J’ai très faim, dit Ruth, tournant des yeux goulus sur l’Aire de Pâture du Weyr.

Jaxom grogna.

— Je ne peux pas te laisser manger ici, Ruth.

Il donna à son ami une tape affectueuse, et, remarquant que F’lar et Lessa les attendaient, remonta sa culotte, rabattit sa tunique et fit signe à Menolly de le suivre.

Ils n’avaient pas fait trois pas que Mnementh tournait sa tête triangulaire vers F’lar, qui consulta Lessa, puis les deux Chefs du Weyr descendirent l’escalier ; F’lar fit signe à Jaxom de laisser Ruth aller sur l’Aire de Pâture.

Mnementh est un véritable ami, dit Ruth. Je peux manger ici. J’ai très, très faim.

— Laissez manger Ruth, Jaxom, cria F’lar de loin. Il est gris de fatigue !

Ruth était grisâtre, effectivement, et Jaxom avait l’impression d’être gris lui aussi, maintenant que retombait l’exaltation de leur quête. Soulagé, il fit signe au dragon blanc d’aller manger.

Marchant à la rencontre des Chefs du Weyr, Jaxom sentit ses genoux se dérober sous lui, et se retint à Menolly, qui lui prit le bras immédiatement.

— Qu’est-ce qu’il a, Menolly ? Il est malade ? dit F’lar, se hâtant de venir à son aide.

— Il a fait une remontée temporelle de vingt-cinq Révolutions pour retrouver D’ram. Il est épuisé !

Les instants suivants restèrent un trou noir pour Jaxom. Il revint à lui à l’odeur nauséabonde émise par un flacon qu’on lui tenait sous le nez, et dont les vapeurs le firent sursauter. Il était assis sur les marches du weyr de la reine, entre F’lar et Menolly, Manora et Lessa penchées sur lui et tout le monde semblait très inquiet.

Un ululement aigu lui apprit que Ruth avait tué sa première proie et, curieusement, il se sentit mieux aussitôt.

— Buvez lentement, ordonna Lessa, lui mettant un gobelet chaud dans la main.

Le bouillon de viande parfumé aux herbes était savoureux, reconstituant, et juste à bonne température. Il le but à longs traits, et ouvrait la bouche pour parler quand Lessa lui ordonna d’un geste impérieux de continuer à boire.

— Menolly nous a raconté l’essentiel, dit la Dame du Weyr avec une moue désapprobatrice. Mais vous avez disparu assez longtemps pour lui faire une peur terrible. Comment diable avez-vous été imaginer qu’il avait remonté le temps à vingt-cinq Révolutions en arrière ? Ne répondez pas tout de suite. Buvez. Vous êtes diaphane, et je n’ai pas fini d’entendre Lytol s’il vous reste la moindre séquelle de cette sotte escapade.

Elle considéra F’lar, les yeux flamboyants.

— Je me suis fait du souci pour D’ram, c’est vrai, mais pas au point de risquer la vie de Ruth, si D’ram tient tant à s’isoler. Et je suis peu satisfaite de découvrir que les lézards de feu ont participé à cette expédition.

Elle regardait Menolly et Jaxom avec la même colère.

— Je les considère toujours comme des pestes. Ils entrent partout mal à propos. Je suppose que cette bande sans marques vous avait suivis depuis le Sud ? Je ne peux approuver cela.

— Je n’arrive pas à les empêcher de suivre Ruth, dit Jaxom, trop fatigué pour observer la prudence. Et pourtant, j’ai essayé !

— J’en suis certaine, Jaxom, dit Lessa, radoucie. Des sifflements aigus partirent de l’Aire de Pâture.

Ils virent Ruth s’abattre sur son deuxième wherry.

— Au moins, il sait ce qu’il veut, remarqua Lessa avec approbation. Il n’épuise pas les bêtes à courir jusqu’à ce qu’elles n’aient plus que la peau sur les os. Pouvez-vous tenir debout maintenant, Jaxom ? Je crois que vous devriez passer la nuit ici. Menolly, envoyez un de vos maudits lézards de feu à Ruatha, pour prévenir Lytol. Il faudra du temps à Ruth pour digérer, et je ne permettrai pas à ce garçon de se risquer dans l’Interstice dans cet état d’épuisement et sur un dragon fatigué et repu.

Jaxom se leva.

— Je me sens très bien maintenant, merci.

— Pourtant, vous oscillez dangereusement, dit F’lar, lui passant le bras autour des épaules. Montons au Weyr.

— Je vais vous apporter un repas convenable, dit Manora, se retournant pour sortir. Venez m’aider, Menolly. Vous pourrez aussi envoyer votre message.

Menolly hésita, répugnant à quitter Jaxom.

— Je ne vais pas le dévorer, dit Lessa, la poussant vers Manora. Et encore moins le gronder alors qu’il chancelle de fatigue. Je réserve ça pour plus tard. Montez au Weyr quand vous aurez prévenu Ruatha.

Jaxom protesta qu’il n’avait pas besoin d’aide, mais le temps qu’ils arrivent en haut de l’escalier, il s’appuya lourdement sur leurs bras. Il entra dans le Weyr, soutenu par Lessa et F’lar, sous l’œil bienveillant de Mnementh.

Ramoth roulait ses grands yeux opalescents sans le moindre signe d’agitation tandis qu’on installait Jaxom dans un fauteuil, un tabouret sous les pieds. Lessa étala des fourrures sur ses genoux, marmonnant qu’il fallait veiller à ne pas prendre froid après une grande fatigue. Soudain elle s’arrêta et le regarda fixement. Lui soulevant le menton, elle lui tourna légèrement la tête, puis suivit sa cicatrice du doigt.

— Où vous êtes-vous fait cela, jeune Jaxom ? demanda-t-elle durement, le forçant à la regarder dans les yeux.

F’lar, alerté par le ton, revint à la table avec le vin et les coupes qu’il avait pris dans un coffre mural.

— Ho ho, ce jeune homme a entraîné son dragon à mâcher la pierre de feu, mais pas à esquiver.

— Je croyais qu’il était convenu que Jaxom resterait Seigneur de Ruatha.

— Je croyais qu’il était convenu que vous ne le gronderiez pas, dit F’lar, avec un clin d’œil à Jaxom.

— Au sujet de sa remontée temporelle. Mais ça… c’est différent, dit-elle, avec un geste de colère.

— Vraiment, Lessa ? demanda F’lar, d’un ton qui embarrassa Jaxom.

Ils semblaient avoir oublié sa présence.

— Pourtant, je me souviens très bien d’une jeune fille qui voulait désespérément faire voler sa reine.

— Voler n’est pas dangereux. Mais Jaxom aurait pu.

— Il a manifestement eu de bonnes leçons. N’est-ce pas, Jaxom ?

— N’ton m’a permis de suivre l’entraînement des Aspirants.

— Pourquoi n’ai-je pas été informée ? demanda Lessa.

— L’éducation de Jaxom est sous la responsabilité de Lytol, et nous n’avons rien à lui reprocher sur ce point. Quant à Ruth, je dirais qu’il tombe sous la juridiction de N’ton. Cela dure depuis quand, Jaxom ?

— Pas très longtemps. J’avais demandé à N’ton parce que…

Il se tut. Lessa ne devait pas savoir qu’il avait joué un rôle dans la restitution de ce maudit œuf. F’lar vint à son secours.

— Parce que Ruth est un dragon, et que les dragons doivent combattre les Fils avec la pierre de feu, hein ?

Il haussa les épaules.

— Que voulez-vous ? Il est de la Lignée de Ruatha, comme vous-même. Arrangez-vous seulement pour qu’il ne vous arrive rien à tous les deux.

— Je n’ai pas encore combattu contre les Fils, dit Jaxom, réalisant qu’il parlait avec ressentiment.

F’lar lui donna une tape amicale sur l’épaule.

— C’est un garçon solide ; cessez de le regarder comme ça, Lessa. Il sera plus prudent la prochaine fois. Ruth a été blessé ?

— Oui ! reconnut Jaxom d’une voix consternée. F’lar éclata de rire.

— Ça fait réfléchir, hein ? Je dois dire que je ne vous ai pas vu souvent ces temps-ci…

— Il a guéri sans problème, dit vivement Jaxom. On voit à peine la cicatrice.

— Je ne peux pas dire que ça me plaise, dit Lessa.

— Nous vous aurions demandé votre permission, Dame du Weyr, dit Jaxom en trichant un peu, mais le Weyr était si bouleversé…

— Vous comprenez bien, dit F’lar, comme il serait regrettable de vous faire grièvement blesser en ce moment. Votre succession provoquerait des discordes que nous ne pouvons pas nous permettre.

— J’en ai conscience.

— D’autre part, il ne serait pas sage de hâter votre confirmation de Seigneur Régnant.

— Je ne veux pas que Lytol ait à démissionner. Ni maintenant ni jamais.

— Votre fidélité vous fait honneur. Je comprends l’ambiguïté de votre situation. La patience n’est jamais facile, ami, mais elle est parfois récompensée.

De nouveau, Jaxom fut embarrassé par le regard qu’échangèrent F’lar et Lessa.

— Si j’avais su que vous prendriez cette mission tant à cœur, reprit le Chef du Weyr, j’aurais donné des instructions plus explicites. Une remontée temporelle de vingt-cinq Révolutions…

Le Chef du Weyr était à la fois atterré et impressionné. Lessa eut un petit rictus dédaigneux.

— Ce sont vos sauts, Lessa, qui m’en ont donné l’idée, dit Jaxom. Rappelez-vous, vous êtes revenue par étapes de vingt-cinq Révolutions quand vous avez ramené les Anciens du passé. D’ram pouvait reprendre le même intervalle. Cela lui laissait assez de temps avant le Passage pour qu’il n’ait pas à se soucier des Fils.

Lessa sembla se radoucir.

— Votre repas arrive, dit-elle en souriant. Plus un mot avant que vous ayez mangé. Ruth est très en avance sur vous ; il vient de tuer son troisième wherry, me dit Ramoth.

— Ne vous inquiétez pas pour trois ou quatre volailles, dit F’lar, remarquant l’air contrarié de Jaxom devant la gourmandise de Ruth. Le Weyr a les moyens de vous offrir un repas.

Menolly entra, essoufflée de sa montée, le front couvert de sueur. Lessa se récria qu’elle apportait de quoi nourrir une escadrille, mais, répliqua Menolly, l’heure du dîner était proche : ils pouvaient manger ensemble.

— Redites-moi ce que ces lézards de feu vous ont dit sur les hommes, demanda F’lar quand ils eurent terminé.

— On ne peut pas toujours demander aux lézards de feu d’expliquer ce qu’ils voient, dit Menolly, consultant Jaxom du regard. Quand Ruth leur a demandé s’ils se rappelaient avoir vu des hommes, ils ont transmis des images indéchiffrables tant ils étaient excités.

Menolly fit une pause, fronçant les sourcils.

— En fait, les images étaient si changeantes qu’on ne voyait pas grand-chose.

— Pourquoi les images étaient-elles changeantes ? demanda Lessa, intéressée malgré elle.

— Généralement, un groupe transmet une image spécifique. Lorsque Canth est tombé de l’Étoile Rouge, ils ont fait écho à sa chute. Mes amis me transmettent souvent de très bonnes images d’endroits où ils ont été, images qui se renforcent les unes les autres.

— Des hommes ! dit F’lar, pensif. Il s’agissait peut-être d’hommes vus ailleurs dans le Sud. Le continent est vaste.

— F’lar ! dit Lessa d’un ton péremptoire. Pas d’exploration du Continent Méridional. Et permettez-moi de vous dire que s’il y avait des hommes là-bas, quelque part, ils auraient laissé des traces plus fiables que les vagues souvenirs de quelques lézards de feu.

— Vous avez sans doute raison, Lessa, dit F’lar, déçu.

Jaxom réalisa pour la première fois que la charge de Chef du Weyr de Benden et de Premier Chevalier-Dragon de Pern n’était peut-être pas si enviable.

— Le problème, Jaxom, c’est que nous avons d’autres projets pour le Sud, dit F’lar. Avant que les Seigneurs se mettent à le dépecer pour en distribuer les morceaux à leurs cadets sans terres.

Il repoussa ses cheveux de la main.

— Les Anciens nous ont donné une bonne leçon. Et je sais ce qui arrive à un Weyr au cours d’un long Intervalle, dit-il en souriant. Nous avons partout répandu des larves pour protéger les terres. D’ici le prochain Passage de l’Étoile Rouge, elles auront envahi tout le Continent Septentrional. Qui sera à l’abri, au moins, des Fils qui s’enterrent. Et si les Seigneurs ont trouvé les chevaliers-dragons inutiles lors du dernier Intervalle, ils auront encore plus de raison de le penser au cours du prochain.

— Les gens se sentent toujours plus tranquilles s’ils voient des dragons calciner les Fils, dit vivement Jaxom, quoique à voir son visage F’lar n’eût aucun besoin d’être rassuré.

— C’est vrai ; mais je préférerais que les Weyrs n’aient plus besoin de la dîme des Forts. Si nous avions des terres à nous…

— Vous voulez le Sud !

— Pas tout entier.

— Seulement la plus grande partie, dit Lessa fermement.